« Le carburant provient-il d’Ukraine ? »

Abidjan, Riviera 3. Carrefour Bon Pasteur 6 heures 54 minutes. À l’instar des précédents jours ouvrables, la circulation sur le tronçon du Lycée français, ce mercredi 12 octobre est déjà mouvementé. Les incessants klaxons des véhicules types 4*4, taxi-compteurs et wôrô-wôrô, véhicules du peuple, violent la tranquillité de ce secteur résidentiel de Cocody, agacent aussi des troupes disparates de jeunes étudiants, écoliers, travailleurs, prieurs et autres particuliers, parés dans leur traditionnel bleu blanc pour les uns, et endimanchés comme de jeunes premiers pour les autres.

La plupart s’impatientent brandissant le bras pour négocier une place à bord de l’un des nombreux véhicules jaunes de transport en commun, qui affiche, à cette heure de grande affluence, complet. À Abidjan, pas la peine de se fier à la lumière sur les taxis pour déceler un quelconque indice.  Avec le wôrô-wôrô, les codes c’est l’affaire du chauffeur : lorsqu’il ne répond pas et fonce droit devant, cela signifie qu’il est plein. Dans ses jours heureux, les codes phares vous annonceront les tendances. Si sa main sur le rebord de sa vitre fissurée est dirigée vers le sol, la destination est le carrefour 9 kilos. Si elle pointe vers l’horizon, direction la Riviera 2. La négociation via le langage des signes durera plusieurs minutes avant d’espérer avoir une place pour la Riviera 2 ou 9 kilos, points de ralliement fort fréquentés par des dizaines de milliers d’usagers provenant des sous-quartiers de la Siad, Eden, M’pouto, Riviera 4, et Riviera 3.

« Montez avec les 300 FCFA et la monnaie », avertit le taximan sans le moindre regard pour son nouveau client surpris. Nous sommes bien loin des 60 FCFA,   wôrô en Malinké, à l’origine du nom de ces véhicules populaires et prix de la course dans les années 1940. À l’intérieur du taxi, sur des sièges qui avaient connu de beaux jours, 3 passagers courbent l’échine dans un silence douteux. « Bienvenue dans la république ! » pouvait-on les entendre marmonner face à cette nième hausse du coût du transport, clamée et imposée.

Depuis le lundi 02 octobre, le pays enregistre sa troisième hausse du prix du carburant. Le prix du « Super » est fixé à 775 FCFA, en hausse de 5,5 % par rapport au mois d’avril, et de 26,15% depuis le début de l’année quand le litre s’échangeait à 615 FCFA. Et pour la première fois depuis 2019, le gasoil, le carburant le plus vendu dans le pays et le plus utilisé par les chauffeurs de wôrô-wôrô, est en hausse de 6,5%. Le prix au litre est désormais à 655 FCFA au lieu de 615 FCFA.

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Toute cette folie s’expliquerait par la hausse du coût du baril de pétrole sur le marché international, accentuée par la guerre en Ukraine. Le baril de Brent s’échange à 96,16 dollars (56.525 FCFA), « son plus haut niveau depuis 2014 », en hausse de 23 % depuis le début de l’année selon le Courrier International alors qu’il s’établissait à 40 dollars (26.600 FCFA) les années antérieures. De plus, la Russie assure 10% de la production mondiale de pétrole. Le pétrole flambe à mesure que la tension monte en Ukraine. Les prix du baril « ont atteint leur plus haut niveau depuis sept ans » lundi14 février, après les annonces américaines d’une « attaque russe imminente en Ukraine », rapporte le Financial Times.

Plusieurs autres facteurs contribuent à cette nouvelle hausse des prix du pétrole, notamment les interruptions de production « en Libye, au Nigeria, en Angola, en Équateur et, plus récemment, au Canada en raison du froid extrême », selon Hussein Sayed, analyste chez Exinity.

À cela s’ajoutent des tensions géopolitiques dans plusieurs régions du globe. Récemment, des rebelles yéménites houthis ont par exemple attaqué des installations civiles aux Émirats Arabes Unis, tuant trois personnes.

À des milliers de kilomètres de ces lieux en crise, la Côte d’Ivoire, nouveau pays riche en hydrocarbures encore non exploités, ressent et gère tant bien que mal, les répercussions de cette flambée des prix de l’or noir.

Ici, c’est l’État qui fixe le prix des carburants à chaque début de mois et, depuis la seconde augmentation, il n’a pas pu retenir les répercussions de l’envolée des cours du pétrole contrairement au mois d’avril où le gouvernement avait choisi de maintenir le litre à 615 francs. Coût de la mesure : 64 milliards de francs CFA.

Le glacier, 9 kilos, carrefour Alpha, tous ces points de stationnement et de ralliement sont traversés sans un bruit des clients livrés à leurs pensées plus entreprenantes que leurs actions. À la radio, des bribes de l’échange entre un auditeur remonté contre le dernier coup d’État en date au Burkina Faso et le journaliste Juan Gomez de RFI sont perceptibles quand soudain, le dernier passager se lance :

« Pourquoi rajouter jusqu’à 100 FCFA sur le transport pendant que la dernière augmentation sur le gasoil est de même pas 50 FCFA ? » interroge-t-il, brisant ainsi le mur de verre et l’atmosphère pesante qui régnaient dans le « waren », l’autre nom plus abidjanais du wôrô-wôrô .

« Allez poser la question au gouvernement ! » rétorque sèchement le taximan, les doigts à présent dirigés vers son tableau de bord illisible, pour augmenter le volume de son poste radio défectueux.

« Vous encaissez 400 FCFA par voyage, est-ce que vous réalisez que c’est un peu trop pour nous ? »  revient à la charge le passager dépité, la voix à présent noyée sous les diatribes de notre intervenant radio qui semble s’en prendre aux Africains, à leur goût prononcé pour l’anarchie, la dépendance, l’ignorance et les coups d’État.

Le chauffeur ulcéré, cherchant en vain une réponse cinglante se mure dans un calme sournois. Son visage levé vers le ciel s’est assombri, ses narines dilatées papillonnent, cadençant les spasmes qui se sont déclenchés sur ses pommettes. Ses mains sur le volant le serrent à vouloir le rompre.

« Le carburant provient-il d’Ukraine ? » poursuit jusqu’à destination notre syndicaliste du jour, entré à présent dans un long monologue sous un air lâchement approbateur de l’assemblée.

Crédit photo: RFI

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